Dans le township Alexandra, à Johannesburg, mégapole sud-africaine confinée, le 1er avril 2020. AP
Dans le township Alexandra, à Johannesburg, mégapole sud-africaine confinée, le 1er avril 2020. AP

 Une note de recherche du centre de réflexion du ministère des affaires étrangères alerte sur la vulnérabilité politique des Etats africains face à « l’onde de choc » de la pandémie.

 

Des Etats africains fragiles ou à la puissance trompeuse ne risquent-ils pas d’être ébranlés par le Covid-19 ? Les chercheurs et diplomates prospectivistes du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS), un outil de réflexion du ministère des affaires étrangères, viennent d’alerter l’exécutif français sur le risque d’une « déstabilisation durable » en Afrique où la pandémie pourrait « amplifier les facteurs de crise des sociétés et des Etats ».

« L’onde de choc à venir du Covid-19 en Afrique pourrait être le coup de trop porté aux appareils d’Etat », peut-on lire dans une note diplomatique du CAPS titrée « L’effet pangolin » : la tempête qui vient en Afrique ?, révélée le 1er avril par le journal économique La Tribune et dont Le Monde Afrique a eu connaissance. Cette note s’inscrit dans un effort de réflexion globale du CAPS sur la géopolitique de l’après-pandémie, même si le ministère des Affaires étrangères a tenu à souligner lors de son point presse de ce 3 avril que « les notes produites par le Centre d’analyse et de prévision ne visent qu’à alimenter, de façon libre, la réflexion interne sur l’ensemble de la politique étrangère » ajoutant même qu’ « elles ne représentent en aucune façon la position du Quai d’Orsay ».

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En Afrique, où la crise n’en est qu’à ses prémices – 7 028 cas et 284 morts officiellement recensés vendredi 3 avril –, le Covid-19 pourrait devenir « un virus politique » où « l’Etat va faire massivement la preuve de son incapacité à protéger ses populations », anticipent les analystes du CAPS. Dans cette réflexion tranchante, ils pointent en particulier la vulnérabilité de certains pouvoirs francophones économiquement faibles et contestés politiquement, moins robustes et structurés que d’autres.

« Le mort politique zéro »

L’« effet de comparaison » pourrait être ainsi un déclencheur de crise. Car il serait « défavorable » à « certains Etats fragiles ou dont les politiques publiques sont défaillantes (Sahel, Afrique centrale) au miroir d’autres Etats africains aux institutions plus solides qui incarnent l’autorité (à l’image du Rwanda ou du Sénégal) ». L’inquiétude vise particulièrement « des régimes fragiles (Sahel) ou en bout de course (Afrique centrale) » pour lesquels « cette crise pourrait être le dernier étage du procès populaire contre l’Etat, qui n’avait déjà pas su répondre aux crises économiques, politiques et sécuritaires ».

Un autre facteur déclencheur pourrait être « le mort politique zéro », c’est-à-dire « la personnalité dont la mort cristalliserait la contestation, qu’il appartienne au système en place ou à l’opposition ». « Le risque d’infection d’un dirigeant âgé et souffrant d’autres
pathologies pourrait avoir de lourdes conséquences et obligerait à se positionner clairement et rapidement sur la fin d’un système et sur une transition
 ».

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L’effondrement d’économies prédatrices, largement dépendantes de partenaires occidentaux et des aides au développement en partie détournées, pourrait être, selon les analystes, précipité par les mesures de confinement. Celles-ci, imposées par la force et difficilement tenables sur plusieurs semaines, « saperont l’équilibre fragile de l’informel, économie de survie quotidienne essentielle au maintien du contrat social ».

Pour ce qui est des pays pétroliers francophones d’Afrique centrale, la chute du prix du baril conjuguée à une baisse drastique de la production risque de provoquer des pénuries d’essence, d’énergie et de produits de première nécessité.

« Des phénomènes de panique urbaine »

Un tel climat d’angoisse serait propice à des contestations sociales urbaines s’attaquant à la légitimité de pouvoirs autocratiques crépusculaires et corrompus (Congo-Brazzaville, Gabon, Cameroun). Au risque de voir jaillir « des phénomènes de panique urbaine » conjuguée à la montée en puissance « d’entreprises politiques populistes » se livrant à « la manipulation des émotions populaires », notamment auprès des « classes moyennes en cours de déclassement qui seront les premières fragilisées ». Les experts du CAPS soulignent que « les thèses complotistes commencent déjà à fleurir et s’ajoutent aux simples fausses informations pour participer d’une perte de contrôle des opinions publiques ».

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Afin d’y parer, le CAPS recommande d’anticiper ces changements probables en privilégiant quatre types d’interlocuteurs. Il s’agit des autorités religieuses crédibles pouvant faire barrage aux projets redoutés des évangéliques des églises dites du « réveil » et des franges les plus éruptives des mouvements politico-religieux musulmans. Les diasporas, les artistes populaires locaux – qualifiés d’« autorités morales crédibles [qui] façonnent les opinions publiques » – et enfin les hommes d’affaires – « entrepreneurs économiques et businessmen néolibéraux » – doivent également retenir toute l’attention de Paris dans son effort de renouveler ses interlocuteurs, préconise le CAPS.

Face à des autorités politiques discréditées, les analystes recommandent, dans leur scénario, d’« accompagner en urgence l’émergence d’autres formes d’autorités africaines crédibles pour s’adresser aux peuples afin d’affronter les responsabilités de la crise politique qui va naître du choc provoqué par le Covid-19 en Afrique ».

Une analyse jugée « pertinente »

Des extraits de ce document interne à diffusion restreinte ont circulé jeudi 2 avril sur les réseaux, provoquant des remous dans certaines présidences d’Afrique francophone pour qui le CAPS est perçu comme l’architecte de la pensée politique africaine de la France. Or, ce centre de réflexion du Quai d’Orsay est chargé de produire des analyses prospectives parfois originales et le plus souvent confidentielles destinées aux diplomates et aux décideurs politiques.

 

Cette note – qui ne reflète pas une posture officielle de l’Elysée ou de la diplomatie française – a fini par circuler et s’est invitée dans le débat public. Sous couvert d’anonymat, plusieurs diplomates du continent et des hauts responsables de l’Union africaine (UA) interrogés par Le Monde Afrique saluent l’audace de l’analyse jugée « pertinente »« bien argumentée », « disruptive et réaliste ». D’autres, plus enfermés dans une défense de régimes autocratiques au nom d’une certaine vision de la stabilité, fustigent une « note inacceptable ».

Des intellectuels africains ont aussi chevauché le débat pour partager leur vision de la crise. « La plupart des régimes tyranniques d’Afrique ont souvent utilisé le chaos comme l’un des ressorts les plus efficaces pour leur survie, écrit le philosophe camerounais Achille Mbembe dans un texte publié sur sa page Facebook. Après avoir longtemps instrumentalisé le désordre pour se maintenir au pouvoir, seront-ils capables, cette fois-ci, d’instrumentaliser la mort de masse elle-même ? » Et d’ajouter : « Il est cependant vrai que si le virus oblige à fermer les puits de pétrole et à précipiter la crise fiscale, alors nous serons face à l’inattendu le plus radical depuis la décolonisation. » « La tempête qui vient » pressentie par la note du CAPS ?

  et 

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