C’est en Guinée, un petit État d’Afrique subsaharienne, devenu indépendant de la France le 2 octobre 1958, que se joue un nouveau drame politique et humain. Un schéma très connu en Afrique qui, cette fois encore, s’est achevé dans le sang. Début 2019, Alpha Condé, 81 ans, Président de la République depuis 2010, décide de mener une réforme constitutionnelle lui permettant de briguer un troisième mandat. La population descend massivement dans les rues et, chaque jour, la répression se fait de plus en plus brutale. Malgré les alertes lancées par les ONG et les opposants, la France reste globalement silencieuse, soucieuse de préserver ses intérêts dans le pays et ses liens avec le pouvoir en place. Sébastien Nadot, Bruno Fuchs et Thomas Rudigoz, parlementaires Français interrogés par notre rédaction, haussent cependant le ton pour que la France agisse plus fermement. Le Monde Arabe peint aujourd’hui, dans un dossier en trois parties, le tableau d’une crise politique africaine.

 « Non au troisième mandat » : Aux origines de la révolte  

La Constitution guinéenne, promulguée le 7 mai 2010, ne laisse pas place au doute. Personne ne peut occuper plus de deux mandats à la magistrature suprême guinéenne. Mais Alpha Condé, alors âgé de 81 ans, semble fermement décidé à s’accrocher au pouvoir coûte que coûte et, dès la fin 2019, évoque la possibilité d’une modification constitutionnelle. Une perspective inacceptable pour l’opposition qui, après plusieurs scrutins entachés de soupçons, entrevoyait enfin la perspective d’une alternance démocratique. En septembre, la fuite d’une vidéo montrant Alpha Condé, entouré de partisans et annonçant la réforme à venir, met le feu aux poudres. Un Mouvement du Front National pour la Défense de la Constitution (FNDC) se met rapidement en place rassemblant, dans une optique multipartisane et largement issue de la société civile, les opposants à un troisième mandat. Pour ces derniers, c’est dans la rue que doit se jouer le bras de fer avec Alpha Condé.

Et, rapidement, les premiers morts sont à déplorer. Le lundi 14 octobre 2019, les rues de Conakry s’embrasent. Des dizaines de milliers de Guinéens crient leur colère autour d’un même slogan : « Non au troisième mandat ! ». Des barricades sont érigées dans les rues principales de la ville, des feux éclatent un peu partout et, aux tirs à balles réelles des forces de sécurité, très massivement déployées dans la capitale, répondent les jets de projectile des manifestants. Le bilan tombe et il est déjà très lourd. Cinq manifestants sont tués, ainsi qu’un gendarme. Chacun l’ignore encore, mais ils seront les premiers d’une très longue série. De son côté, le gouvernement minimise et se complaît dans une posture rassurante. « Quelques regroupements et échauffourées » ainsi que des « actes d’incivisme » ont perturbé la paix civile explique le général Bouréma Condé, ministre de l’Administration du territoire, au lendemain des évènements. Il précise que « les forces de l’ordre maîtrisent la situation et (que) le calme règne sur la majorité du pays ». Pourtant la crise politique couve.

« Tout le monde n’a pas eu à manger. (…) Il n’y avait pas d’air, juste deux petits trous dans un mur. Certains suffoquaient, d’autres tombaient. C’est dans ces conditions-là que nous sommes restés » (un ancien opposant, gardé prisonnier)

Dans les mois suivants, les manifestations se multiplient dans le pays, à l’appel des principaux mouvements d’opposition. Et le sort réservé aux opposants se fait de plus en plus brutal. En mai 2020, nos confrères du Point ont interrogé de jeunes opposants, arbitrairement arrêtés et emmenés dans un camp militaire, à Soronkoni, à 600 kilomètres de la capitale. Ces camps militaires, de sinistres mémoires, ont vu défiler des générations de militants arbitrairement emprisonnés. Les conditions de détention y sont insoutenables. « Tout le monde n’a pas eu à manger. (…) Il n’y avait pas d’air, juste deux petits trous dans un mur. Certains suffoquaient, d’autres tombaient. C’est dans ces conditions-là que nous sommes restés », explique l’un d’entre eux.

Un régime verrouillé

Selon Sébastien Nadot, l’un des rares parlementaires français à s’être exprimés sur le sujet, « la candidature d’Alpha Condé reposait sur du sable, des sables mouvants démocratiquement parlant, puisqu’il a retouché la Constitution ». Pour y parvenir, Alpha Condé s’est attaché à se mettre dans la poche ceux qui sont supposés en être les plus ardents défenseurs. « Il a multiplié par 4 ou 5 les salaires des magistrats qui sont les garants de la Constitution. Pour changer les règles du jeu en cours de route, il a usé de pressions diverses, dont financières, sur les magistrats » poursuit Sébastien Nadot.

Pourtant, l’opposition n’a pas manqué de passer par la voie légale. Un recours, déposé par plusieurs figures politiques guinéennes comme Cellou Dalein Diallo, Sidya Touré, Ousmane Kaba, Mamadou Sylla, Lansana Kouyate ainsi que 42 députés de l’opposition à l’Assemblée nationale, le 29 janvier 2020, conteste les actes préparatoires au référendum. Mais La Cour Constitutionnelle se considère incompétente pour juger le recours de l’opposition. Pour le pouvoir, la victoire est symbolique et permet à Alpha Condé de poursuivre ses objectifs.

De son côté, la France mise sur la discrétion. Mercredi 15 janvier 2020, Jean-Yves le Drian, alors ministre des Affaires étrangères, affirme timidement que « l’engagement du président Alpha Condé à demander une réforme de la Constitution ne (..) paraît pas être obligatoirement partagée ni par sa population, ni par ses voisins ». Un langage diplomatique très convenu qui témoigne cependant de la méfiance du gouvernement français dans ce qu’il perçoit, déjà, comme une crise potentielle. Les appels de la France à l’apaisement resteront cependant sans effet.

Alpha Condé : la lente dérive d’un ancien opposant

Si les opposants refusent fortement la perspective d’un troisième mandat, c’est aussi parce qu’ils pensent que le bon déroulé du référendum ne pourra pas être assuré. Plusieurs fois, les victoires électorales d’Alpha Condé ont été entachées de soupçons. En France non plus, la perspective d’un troisième mandat ne passe pas. « La France s’est fait trahir par Alpha Condé, après l’avoir défendu sur bien des sujets d’investissements de l’Union européenne. Elle se fait rouler dans l’histoire, il y avait un contrat de confiance », explique Sébastien Nadot. D’autant qu’à son arrivée au pouvoir, Alpha Condé représentait l’alternance démocratique et l’espoir pour une nation épuisée par les régimes autoritaires successifs.

« La France s’est fait trahir par Alpha Condé, après l’avoir défendu sur bien des sujets d’investissements de l’Union européenne. Elle se fait rouler dans l’histoire, il y avait un contrat de confiance » (Sébastien Nadot)

« C’est terrible et navrant : même quelqu’un qui a vécu une condition d’opposant très difficile dans la Guinée tenue de main de fer par les dictateurs précédents, utilise finalement des méthodes similaires » explique le député Thomas Rudigoz, à l’origine d’une question orale au gouvernement sur la situation dans le pays. « Quand on voit son histoire personnelle, son passé de militant socialiste et droit-de-l’hommiste, on s’attendait à une transformation très forte du pays, c’est une très grosse déception » abonde le député Bruno Fuchs. Alpha Condé avait, en effet, subi lui aussi les foudres de la dictature. Arrêté et emprisonné en décembre 1998, il fut maintenu vingt mois en détention, suscitant, à l’époque, la colère et l’indignation d’Amnesty International.

Il y’a vingt ans, la communauté internationale s’était émue du sort réservé à Alpha Condé et n’avait pas hésité à venir à son chevet. Jacques Chirac, alors Président de la République française, était intervenu en sa faveur, comme Madeleine Albright, ancienne cheffe de la diplomatie américaine. Même Tiken Jah Fakoly, le mythique reggaeman ivoirien, s’était mobilisé pour sa libération. En 2010, le premier mandat d’Alpha Condé prend, pour la Guinée, l’allure d’un évènement historique. Il devient le premier président démocratiquement élu dans le pays. Ce qui fait dire à Sébastien Nadot que sa première élection fut « un vrai espoir d’ouverture démocratique », aujourd’hui avorté. Mais, déjà à l’époque, des soupçons de fraude et des contestations avaient pesé sur le bon déroulement du scrutin.

À l’approche du référendum, des inquiétudes pèsent sur le scrutin

Le 16 mars, un rapport de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) a jeté le trouble sur la viabilité du processus référendaire. Ce document, jamais rendu public, a noté des doublons persistants avec des électeurs disposant de plusieurs cartes électorales. Une délégation régionale, menée par la CEDAO, avait même tenté de reporter le scrutin. Un échec.

Ces anomalies sont concentrées dans la région de Kankan, fief histoire du parti d’Alpha Condé, le RPG. Des dizaines de milliers de mineurs y auraient été enrôlés dans les listes électorales. Dans le même temps, selon le rapport, le taux de décès y a été particulièrement faible et la population a connu une croissance sans aucune mesure avec le reste du pays — + 54 %. Un faisceau d’indices qui, dans cette période préréférendaire, n’est pas de nature à rassurer sur le bon déroulé du scrutin. À Kankan, la Commission électorale nationale d’investiture (CENI) aurait aussi déployé des efforts considérables pour enrôler le plus d’électeurs possible, bien plus que dans les zones réputées acquises à l’opposition. « La Céni ne dispose pas d’une structure technique professionnelle indépendante des aléas politiques », affirme le rapport. Un langage diplomatique pour affirmer que la CENI serait en partie sous la coupe du RPG…

Face au refus du gouvernement de refonder le fichier électoral, l’OIF et la CEDEAO finissent par se retirer du processus. Le référendum donne finalement une large victoire au projet constitutionnel d’Alpha Condé, avec près de 90 % des voix. Mais le scrutin est entaché par de nombreuses violences avec, toujours en épicentre, Conakry, où plus d’une dizaine de morts sont comptabilisés le 22 mars. Promulgué le 7 avril 2020, avec près de 90 % de votes favorables, le nouveau texte ouvre à Alpha Condé les portes d’un troisième mandat. « La Constitution elle-même, qui a été publiée, n’est même pas celle qui a été votée dans le référendum ! » explique Bruno Fuchs. Dépitée, l’opposition avait appelé à boycotter le scrutin.

Les ONG ont très vite tiré la sonnette d’alarme

Le traitement réservé aux opposants pendant les manifestations anti-troisième mandat a crispé les ONG, qui dénoncent l’ultra-violence des forces de défense et de sécurité, dont les tirs à balles réelles sont aujourd’hui avérés. Au cœur de ce dispositif mortifèretrois unités militaires ont été mises en cause : le Bataillon Spécial de la Présidence (BSP), le Bataillon Autonome des Troupes Aéroportées (BATA) et les Forces spéciales guinéennes. Trois unités d’élite, utilisées pour rétablir l’ordre dans les rues. Des gros bras au service du régime.

« le Premier ministre Ibrahima Kassory Fofana affirmait qu’il préférait l’ordre à la loi. On peut dire qu’il a joint l’acte à la parole » (un cadre de l’opposition)

Amnesty International a aussi documenté l’impunité dont jouissent les forces de défense et de sécurité. Dans un article publié le 10 octobre dernierelle affirme que des corps ont été refusés dans des morgues. Un moyen, pour les autorités, d’abaisser artificiellement le nombre de morts et surtout, d’éviter les enquêtes judiciaires. Mais même quand elles sont menées, elles restent sans suite, malgré la bonne volonté de façade des autorités. De leur côté, les familles subissent des menaces pour les pousser à ne pas porter plainte. Dès janvier 2020, Amnesty International avait pourtant tiré la sonnette d’alarme dans son rapport annuelDu côté de l’opposition, le dépit et la lassitude se font sentir. En 2018, « le Premier ministre Ibrahima Kassory Fofana affirmait qu’il préférait l’ordre à la loi. On peut dire qu’il a joint l’acte à la parole » déplore une figure de l’opposition, interrogée par la Rédaction.

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