La région forestière a connu une flambée de violences intercommunautaire qui a commencé lors des élections législatives et référendaires. Où en est le bilan ? Par Agnès Faivre.
C'est encore une guerre des chiffres macabre. Quatre jours après le double scrutin (législatives et référendum sur la nouvelle Constitution) de ce dimanche 22 mars, la Guinée continue de compter ses morts. Mais cette fois, c'est Nzérékoré, capitale de la région forestière, dans le sud-est du pays, qui est au cœur de la controverse. Mardi, auprès de nos confrères de RFI, le gouverneur de la région déplorait 4 morts, et une source hospitalière indiquait 90 blessés. Depuis, le directeur de l'hôpital de Nzérékoré est demeuré injoignable. « On dénombre environ une dizaine de corps à la morgue », avançait, de son côté, mercredi matin, maître Theodore Michel Loua, avocat membre de la société civile préfectorale, en précisant ne pas « avoir encore de données exhaustives ». « Tout a commencé par le scrutin de dimanche et les affrontements entre des individus pro et anti-nouvelle Constitution dans le quartier Bellevue », complétait-il.

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 « Le bilan, c'est une soixantaine de morts », tranche, laconique, Antoine Akoïsovogui, président du Conseil supérieur de la diaspora forestière (CSDF). « Le gouvernement ne vous donnera pas ces chiffres. Ce matin, les autorités ont enterré en catimini de nombreux cadavres. Mais ce sont les chiffres du terrain. Nous avons mis en place un système de recensement des personnes portées disparues. Nous recueillons les données envoyées par une équipe d'avocats qui travaillent séparément, et par les parents des victimes. Une fois que nous parvenons à recouper trois sources différentes, nous produisons des résultats pondérés. » Le site d'information en ligne Le Djely a pu confirmer que « les corps des victimes [avaient} été inhumés dans une fosse commune ce mercredi 25 mars 2020. Selon des sources concordantes, les autorités ont ordonné très tôt ce matin, dans une discrétion totale, l'inhumation dans la forêt du 1er Mai. »

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Violences intercommunautaires

Nzérékoré, troisième ville de Guinée peuplée de quelque 215 000 habitants, carrefour cosmopolite et dynamique entre la Côte d'Ivoire, le Liberia et la Sierra Leone, paye donc un très lourd tribut aux élections du 22 mars. Au-delà du bilan tragique avancé par le CSDF, des lieux de culte, dont cinq églises, ont été incendiés, ainsi que des dizaines d'habitations. « Vers 13 heures, j'ai fait un aller-retour pour acheter des provisions, quasiment tous les commerces étaient fermés. J'ai vu des véhicules calcinés, une quinzaine de commerces saccagés, de nombreuses maisons brûlées, témoigne Jean, entrepreneur d'une trentaine d'années, qui a fui Nzérékoré dès lundi avec son enfant en bas âge et une adolescente de 13 ans.

Son quartier, Wessoua, majoritairement peuplé de Guerzés, communauté autochtone à dominante chrétienne, a été investi dimanche, vers 18 heures, par une bande de jeunes Koniankés, un sous-groupe des Malinkés, musulmans, et « partisans du pouvoir en place ». « Ils voulaient saccager la maison du chef de quartier. La jeunesse, toutes ethnies confondues, s'est associée pour les repousser », dit-il. Ils ont rebroussé chemin… avant de revenir une heure et demie plus tard. Le bar du quartier est alors incendié. Dans la nuit, ce sont trois concessions composées de plusieurs maisons qui flambent. Un homme, qui cherche à les repousser avec un fusil et tire deux coups de semonce, est attaqué avec un pied-de-biche. Il meurt sur-le-champ. « Mais ce n'est qu'une goutte d'eau par rapport à ce qui a suivi », se désole Jean. « En fuyant à bord d'un pick-up de la gendarmerie avec qui j'ai pu négocier, j'ai vu une vingtaine de barrages tenus par des jeunes armés de machettes », ajoute-t-il.

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Dozos et bérets rouges

« Parmi les morts, nous recensons des personnes brûlées, d'autres qui ont reçu des balles de fusil ou des coups de machette », précise Antoine Akoïsovogui. Comment expliquer un tel déchaînement de violences ? Le président du CSDF avance diverses hypothèses : « Il peut s'agir d'une stratégie du président Alpha Condé pour détourner l'attention des Guinéens et de la communauté internationale, en vue de manipuler les résultats du scrutin de dimanche. Ensuite, nous avions donné pour consigne de boycotter ce scrutin, et en conséquence, monsieur Alpha Condé lance une expédition punitive. Enfin, il veut peut-être donner un exemple au reste de la population pour qu'elle reste tranquille lorsque les résultats seront proclamés ? Il nous utilise comme le sac d'entraînement du boxeur en somme. » Quoi qu'il en soit, ce résident américain est convaincu qu'il s'agissait d'une opération préméditée. En témoigne, selon lui, la présence de Dozos (chasseurs venus de la Haute-Guinée peuplée de Malinkés) à proximité ou dans les bureaux de vote lors du scrutin, et de « bérets rouges ». Et d'appeler le président guinéen à « faire le premier pas » en retirant « sa milice privée et la troupe d'élite de sa garde rapprochée de la région », et en appelant officiellement à cesser les hostilités.

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Réactions de la communauté internationale

Après que la France a pointé, ce mardi 24 mars, le « caractère non inclusif des élections et non consensuel du fichier électoral, ainsi que le rôle joué par des éléments de forces de sécurité et de défense » qui « n'ont pas permis la tenue d'élections crédibles », le bureau des Nations unies pour l'Afrique de l'Ouest et le Sahel a exprimé, à son tour, sa préoccupation ce mercredi à propos des violences qui ont endeuillé la Guinée et notamment Nzérékoré. « Je condamne avec la plus grande fermeté tous les actes de violence, l'usage excessif de la force qui ont provoqué des pertes de vies humaines et de nombreux blessés, ainsi que les violences à connotation intercommunautaire qui se sont déroulées dans la région de Nzérékoré », a déclaré le représentant spécial du bureau Mohamed Ibn Chambas.

Nzérékoré, « périphérie historique »

Réputée « conflictogène », peuplée également d'anciens combattants ayant sévi dans les milices lors des guerres civiles libériennes et sierra-léonaises, Nzérékoré a déjà connu ce type de débordements par le passé. « Mais l'assise fondamentale de cette violence est politique. Il s'agit de punir les nôtres qui n'ont pas voté pour le projet de troisième mandat du président Condé, même si la connotation ethno-religieuse des violences est manifeste », assure Antoine Akoïsovogui. La région forestière, rappelle, de son côté, Vincent Foucher, chargé de recherche au CNRS, est aussi « une périphérie historique. Elle fait partie de ces zones d'Afrique de l'Ouest à l'écart des grands empires de la savane, caractérisées par une grande diversité ethnique. Front pionnier d'une agriculture d'exportation (huile de palme, café), c'est une zone d'immigration où les luttes foncières sont devenues très importantes et où l'on retrouve, un peu comme en Côte d'Ivoire, des tensions entre autochtones [Guerzés notamment, NDLR] et allogènes (en particulier les Koniankés, sous-groupe des Malinkés, NDLR], avec des enjeux identitaires très compliqués. »

Autre facteur à prendre en compte, l'enclavement de cette cité nichée en pleine forêt tropicale et à deux jours de route de Conakry, voire trois. « C'est une zone éloignée du pouvoir, avec un sentiment de marginalisation. La population dit souvent qu'elle ne bénéficie guère des richesses exploitées, qu'il s'agisse du secteur minier (fer) ou de l'agriculture commerciale. Quant au pouvoir, il joue un jeu ambigu avec cette région, qui peut faire basculer le vote en période électorale. Il y a donc des allers-retours entre des conflits locaux autour d'enjeux très pratiques et la compétition politique nationale, et tout cela consolide le déterminant ethnique. Lors de la présidentielle de 2015, les résultats de dizaines de bureaux de vote avaient disparu, apparemment surtout dans les zones de peuplement guerzé, qui n'étaient pas favorables à Alpha Condé. Il en découle une impression que l'élection ne les représente pas, que le pouvoir est aux autres », ajoute le chercheur du laboratoire « Les Afriques dans le monde ».

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Médiateurs dépêchés sur place

En octobre dernier, alors que le Front national de la Constitution lançait une nouvelle salve de manifestations à travers le pays contre un éventuel troisième mandat d'Alpha Condé, Nzérékoré la rebelle temporisait, négociait, consultait. Patriarche, sages et leaders religieux avaient appelé les leaders du FNDC, très dynamiques dans la région forestière, à prendre en compte les risques de conflits intercommunautaires. Cette fois, ce sont d'autres personnalités qui ont été dépêchées pour calmer les esprits. Amadou Damaro Camara, président zélé du groupe parlementaire RPG-Arc-en-Ciel, le parti au pouvoir, qu'on entendait magnifier la grandeur des guerriers malinkés il y a une semaine à Conakry. Et le colonel Tiégboro Camara. En 2012, il a été inculpé par la justice guinéenne de multiples chefs d'accusation, dont « présomptions graves d'assassinat, meurtre, viol, pillage, incendie volontaire, vols à main armée, tortures, détentions arbitraires » pour son rôle supposé dans le massacre du 28 septembre 2009 (157 morts).

 

En somme, de nombreux responsables politiques, issus ou proches du Front national de défense de la Constitution, risquent de rester terrés encore quelques jours à Nzérékoré.

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e 26 mars 2020

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