Ce samedi de mobilisation dans tout le pays a été marqué par divers débordements sur les Champs-Elysées. Entre selfies et cris de colère, des gilets jaunes livrent leurs témoignages et pistes pour l'avenir du mouvement.

La scène se voulait symbolique pour ce deuxième acte de la mobilisation : les Champs-Elysées, la plus belle avenue du monde selon la formule consacrée, prise par les gilets jaunes. Peu après 10 heures, 5000 personnes - équipées pour beaucoup de masques de ski, lunettes de plongée et autres protections -, ont tenté de pénétrer sur l’avenue malgré l’interdiction de la préfecture, provoquant des affrontements avec les forces de l’ordre. «Ils disent qu’on est 5000, mais on est bien plus ! C’est nous le peuple, pas les boutiques de luxe, c’est notre argent et notre avenue !», clame un manifestant énervé près d’un barrage de fortune.

Dès lors, jusqu’au milieu de l’après-midi, plusieurs feux ont été allumés aux abords de l’Arc de Triomphe, notamment de scooters électriques et vélos en libre-service, et des barricades ont été dressées. La police a répliqué à plusieurs reprises avec des jets de grenades lacrymogènes et en déclenchant son canon à eau pour disperser la foule, sans succès.

La mobilisation a rapidement tourné au concours de faits d’armes. Un des manifestants sort en courant d’un affrontement avec les CRS. Il interpelle son copain en mimant un coup de poing : «J’ai pris un flic par le dos mais il faut se barrer vite sinon tu prends de la gardav (garde à vue, ndlr)». Un autre, aux abords d’un feu de scooter électrique avenue Friedland, s’adresse à sa compagne, drapeau français à la main : «Tu peux me prendre en photo ?». Puis pose fièrement, l’étendard flottant entre ses bras tendus.

Au même moment, face à l’arrivée imminente d’un nouveau nuage de gaz lacrymogène, un autre manifestant lance, amusé : «Y’a un Décathlon qui vend des masques de piscine pas loin.» Il y a aussi ces autres manifestants, inspirés par la vidéo virale de Jacline Mouraud, en partie à l’origine de la mobilisation des gilets jaunes. Ils se filment, eux aussi, en selfie et commentent en direct sur les réseaux ce qu’ils voient. «Là, vous voyez, un gros feu et une barricade. On lâche rien, on est là !», dit l’un d’eux. Il croise une autre manifestante aussi occupée à se filmer en direct en selfie, chapeau, sac et chaussures jaunes. Ils comparent leurs audiences : «T’en es à combien de spectateurs, toi ? 122, 123 ?», interroge-t-il. Et le procédé semble fonctionner : à chaque accalmie, les manifestants se partagent sur leurs téléphones des vidéos d’autres barrages dans d’autres villes, les galvanisant un peu plus encore.

Photo Denis Allard pour Libération

Au soleil, sous la pluie

Devant l’une des barricades près de l’Arc de Triomphe, faite de barrières métalliques de travaux, un autre «gilet jaune» fait résonner la chanson Les Champs Elysées de Joe Dassin dans son sac, en partie couverte par les bourdonnements incessants de l’hélicoptère de la préfecture de police. Avec sa compagne, ils sont venus de Normandie jusqu’à Paris, principalement pour protester contre la baisse de leur pouvoir d’achat. «Les taxes on en paye plein, mais on voit pas le prix de ce qu’on donne», dit l’un d’eux. «C’est la province qui monte à Paris», s’exclame une autre manifestante. Au pied de l’Arc de Triomphe, on croise Clémentine, Vadim et Nicolas, la trentaine, venus de Béthune, dans le Pas-de-Calais. Ils ont pris un bus, affrété par l’association «Robin des bus». 15 euros l’aller-retour, une somme abordable pour ces trois ouvriers décidés à crier leur «ras-le-bol».

«Je bosse aux 3-8 dans une usine de moteurs électriques et je gagne le Smic, une misère», explique Clémentine. Pour elle, Emmanuel Macron «mène une politique pour les riches, il ne se met pas à la place de ceux qui travaillent dur». Nicolas abonde : «Quand Macron dit qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du boulot, c’est du mépris total.» Même sentiment de «ne plus respirer» chez Vadim, séparé de la mère de son enfant. «Toutes les six semaines, je fais 1400 kilomètres aller-retour pour aller chercher mon gamin. Avec le prix de l’essence, il ne me reste plus rien à la fin du mois, même si j’ai beau faire des heures sup' !» Les dernières vacances du trio ? Une semaine à Berck-sur-Mer, à une centaine de kilomètres de chez eux.

«Macron, il n’y a plus rien à en tirer»

Installées sur un banc pour souffler quelques instants au milieu d’une atmosphère saturée par les gaz lacrymogènes, Céline, Isabelle et Mélanie dressent le même constat : celui d’une vie passée à travailler pour des «clopinettes». Ces habitantes des Yvelines et de l’Oise sont respectivement préparatrice de commandes, aide-soignante et équipière-caisse dans un magasin. «On gagne le Smic et après le loyer, les assurances et les taxes, il ne reste plus grand-chose pour manger», soupire Céline, la plus âgée. «A chaque élection, on se dit pourtant que ça peut difficilement être pire… Mais là Macron a battu les records !» Elle ne supporte plus ce président de la République qu’elle souhaiterait voir «démissionner» : «Il n’y a plus rien à en tirer. Il est imbu de sa personne, il ne sait pas ce qu’est une fin de mois difficile, et pourtant il ose nous rabaisser en nous traitant de fainéants.» Pour sa fille Mélanie, l’attitude des CRS sur la place de la Concorde «reflète l’état d’esprit de Macron» : «Ils nous gazent et nous traitent comme des chiens.»

De son côté, Frédéric, 48 ans, n’en veut pas aux forces de l’ordre : «Quand on discute avec eux, on comprend qu’ils nous soutiennent mais bon, ils travaillent pour l’Etat.» L’homme, qui vit à Crépy-en-Valois (Oise), a rejoint la capitale en train : «C’était une obligation de venir car c’est le seul moyen pour nous faire entendre.» Son message ? Un «ras-le-bol des taxes et des conditions de vie et de travail.» Lui bosse à l’aéroport de Roissy, souvent en horaires décalés. «Je me lève parfois à 4 heures du matin, ou alors je rentre à minuit. Les transports en commun, à ces heures-là, il ne faut pas y penser.»

Pourtant, Frédéric a conscience que «la planète est en danger» et qu’il faudrait faire plus pour l’environnement. «On veut bien payer des impôts, mais il faut qu’ils servent à quelque chose. Ce que fait le gouvernement, c’est bénin et ça touche les plus fragiles.» Il ne se remet pas de la suppression de l’impôt sur la fortune : «Irresponsable», tranche-t-il. «Jusqu’alors, les Français étaient très dociles. Ils se rendent compte des abus. Ils réalisent qu’ils peuvent exprimer leur mécontentement sur les réseaux sociaux, alors que les médias traditionnels, eux, font bloc avec le gouvernement en minimisant la mobilisation alors qu’il y a un réel malaise.»

msn
Le 25 novembre 2018

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