Très tôt « Sacralisée » « Fétichisée », la Constitution en Afrique est « devenue un texte ordinaire voire banal. L’entêtement d’Alpha Condé de vouloir instrumentaliser la Constitution pour briguer un troisième mandat expose la Guinée aux démons des crises politiques majeures dans une sous-région confrontée à la montée du terrorisme dans un contexte de pauvreté grandissante.
« Le Président de la République a pris acte de la volonté librement exprimée par la totalité de membres du Gouvernement de s’inscrire résolument dans la dynamique du Référendum pour une nouvelle Constitution reflétant l’aspiration légitime du Peuple de Guinée à se doter d’institutions et de lois plus adaptées à l’évolution de la situation socio-économique ». Ce compte rendu du Conseil des ministres de ce jeudi, 27 juin 2019 est la suite logique d’un projet qui connait déjà plusieurs épisodes (démission du ministre de la justice dans une lettre publiée le 27 mai 2019, création d’un front national pour la défense de la constitution le 3 avril 2019, répressions de membres de ce front à N’Zérékoré le 14 juin 2019 soldées par de morts et plusieurs blessés, organisations de mouvements de soutien au projet de nouvelle constitution par les membres du gouvernement…).

 

Depuis plusieurs mois, ce débat fait rage en Guinée. Élu président de la République en 2010 dans des conditions invraisemblables émaillées de fraudes, puis réélu en 2015 pour un deuxième et dernier mandat de 5 ans, Alpha Condé, « opposant historique », labelisé « premier président élu démocratiquement de la Guinée » est aujourd’hui âgé de 83 ans. S'il ne s'exprime pour l'instant sur le sujet que de manière très elliptique, Alpha Condé lors d’un entretien télévisé accordé à des journalistes sénégalais en avril 2019, affirmait « S’il y a modification de la Constitution, il y a troisième mandat. S’il n’y a pas de modification de la Constitution, il y a mandat ou pas ».On comprend aisément la démarche. Une gymnastique juridique déjà expérimentée dans d’autres pays, qui consiste à proposer une nouvelle Constitution à la place de la modification de celle en vigueur. L’objectif visé est de permettre aux législateurs de jouer sur la notion de non-rétroactivité de la loi.

Faure Gnassingbé, Idriss Déby … des mandats présidentiels limités mais prolongés

Au Togo, les députés issus des élections législatives controversées du 20 décembre 2018, ont voté le 8 mai 2019 une révision constitutionnelle prévoyant la limitation du nombre de mandats présidentiels. Mais les législateurs togolais ont tout simplement pris soin de mentionner que la nouvelle réforme n'est pas rétroactive. « Les mandats déjà réalisés et ceux qui sont en cours à la date d'entrée en vigueur de la présente loi constitutionnelle ne sont pas pris en compte dans le décompte du nombre de mandats pour l'application des dispositions des articles 52 et 59 relatives à la limitation du nombre des mandats », ajoute l'alinéa 2 de l'article 158. Autrement dit, l’actuel président, Faure Gnassingbé au pouvoir depuis 2005 peut encore se représenter aux deux prochains scrutins, en 2020 et 2025.

Depuis le 19 août 2017, date du début des contestations populaires exigeants le départ de Faure Gnassingbé, la crise togolaise a mobilisé les organisations africaines notamment la CEDEAO pour trouver une sortie de crise. Les présidents de la Guinée et du Ghana, Alpha Condé et Nana Akufo-Addo désignés par leurs homologues pour mener la médiation ont peiné à trouver une issue à la crise togolaise. Accusé de faire le jeu de son homologue togolais, Alpha Condé, le médiateur de circonstance, semble susciter de la méfiance auprès d’une partie de l’opposition togolaise. Pour l’opposant togolais Nicolas Lawson, président du Parti du Renouveau et de la Rédemption (PRR), le Président guinéen n’est pas un modèle pour assurer la facilitation dans la crise togolaise. Il estime qu'en Guinée les droits de l'homme ne sont pas respectés. « Celui qu’on appelle aujourd’hui le deuxième facilitateur, je vois ce qu’il fait chez lui, des femmes qui sont tabassées, des enfants qui sont tabassés, des jeunes gens en chômage et dans la misère. Alors que ce pays est riche en ressource minière. Vous, vous avez eu la chance, par la grâce de Dieu, au-delà de 70 ans, de devenir Président de ce pays béni et vous ne voulez plus partir. Des gens manifestent et on les tue » a indiqué l’opposant togolais.

Dans un article publié le 14 décembre 2018 dans le Monde, l’auteur cite un diplomate de la région sur la médiation dans la crise togolaise « le président togolais n’a pas grand-chose à craindre de la CEDEAO. Nana Akufo-Addo [le président ghanéen], qui accueille des opposants, ne veut pas se retrouver accusé de collusion avec ceux-ci et Alpha Condé [le président guinéen] ne va pas faire pression sur Faure Gnassingbé quand lui-même tente de se présenter à un troisième mandat en 2020. »

Au Tchad, la nouvelle Constitution promulguée le 4 mai 2018 par Idriss Déby qualifiée par l’opposition de « coup d'Etat constitutionnel », renforce les pouvoirs du président tchadien au pouvoir depuis 1990 et qui est à son cinquième mandat qui doit s’achever en 2021.  Avec la mise en place d'un régime présidentiel intégral, sans Premier ministre ni vice-président, adoptée par le parlement et non par référendum, la nouvelle Constitution tchadienne qui marque le passage à la IVe République pourrait permettre à Idriss Déby de rester au pouvoir jusqu’en 2033.

« Sacralisée » « Fétichisée », la Constitution en Afrique est « devenue un texte ordinaire voire banal

La limitation du nombre de mandats apparait comme l’une des principales caractéristiques des constitutions africaines adoptées au début des années 90. Dans un contexte de présidents à vie, le choix d’une telle option reposait sur l’impérieuse nécessité de favoriser l’alternance au pouvoir. Près de trois décennies après, les pouvoirs politiques dans certains pays africains peinent à respecter le texte fondamental de leur nation : la Constitution.

Un ensemble de textes juridiques qui définit les différentes institutions composant l’État et qui organise leurs relations, la Constitution est considérée comme la règle la plus élevée de l’ordre juridique de chaque pays.

Très tôt « Sacralisée » « Fétichisée », la Constitution en Afrique est « devenue un texte ordinaire voire banal. Pourtant, l’on avait cru, à la faveur ou à l’issue des transitions démocratiques, à la résurrection de la Constitution » écrit le juriste Karim Dosso. Dans le même ordre d’idées, le professeur de droit Fabrice Hourquebie dans un article intitulé : le sens d’une Constitution vu de l’Afrique affirme : « Norme suprême tantôt instrumentalisée par le pouvoir en place ; tantôt déstabilisée par la banalisation des révisions en dépit de la rigidité affichée ; ou encore menacée de l’intérieur par un contenu crisogène ; voire même concurrencée par des accords politiques à la portée juridique discutable ».

La désacralisation de la Constitution trouvait son explication dans l’irruption de l’armée dans la vie politique, où « le coup d’Etat emporte (  ) à la fois le chef de l’Etat, les institutions, la Constitution ». Ces derniers temps, nous assistons au développement d’une nouvelle forme de prise ou de conservation du pouvoir : les coups d’Etat civils.

Aujourd’hui, une stratégie plus ingénieuse caractérise l’instrumentalisation juridique des constitutions en Afrique, celle qui consiste à solliciter l’avis du peuple pour rester au pouvoir. C’est ce que le chercheur Alioune Badara Fall explique en ces termes : « Les présidents africains utilisent un processus démocratique pour contourner "légalement" une règle démocratique normalement contraignante. La limitation des mandats est conforme à l’esprit démocratique parce qu’il garantit ou favorise l’alternance dans un pays ». Assane Thiam, dans le contexte sénégalais, désignera de « coups juridiques » cette intensité de l’activité constitutionnelle. Dans un essai intitulé : Essai d’explication du déficit de garantie de la liberté politique au Togo, Sassou Pagnou souligne que « le génie politique a développé (  ) au moins trois types de stratagèmes : les révisions constitutionnelles à l’objet peu licite et controversé, les interprétations de la constitution trahissant son objet et l’abstention de voter les lois organiques devant compléter la constitution ».

« Respect de la forme pour combattre le fond, c’est la fraude à la constitution »

La fraude à la Constitution est en passe de devenir une redoutable pratique pour nombre de gouvernants africains. La modification de l’esprit de la constitution par le pouvoir de révision constitutionnelle tout en respectant la forme régulière de la révision constitutionnelle constitue une « fraude à la constitution ». C’est Georges Liet-Veaux qui a pour la première fois, utilisé cette notion en 1943. Il définit la fraude à la constitution comme le procédé « par lequel la lettre des textes est respectée, tandis que l’esprit de l’institution est renié. Respect de la forme pour combattre le fond, c’est la fraude à la constitution ». En d’autres termes, dans ce procédé, le pouvoir de révision constitutionnelle utilise ses pouvoirs pour établir un régime d’une inspiration toute différente, tout en respectant la procédure de révision constitutionnelle. Dans sa thèse de doctorat intitulée : La lutte contre la fraude à la constitution en Afrique noire francophone, Séni Ouedraogo, explique quant à lui que « La redistribution illicite des ressources participe de la stratégie de conservation du pouvoir. Ainsi, les courtisans des gouvernants qui désirent toujours conserver les avantages tirés du système sont obligés de s’investir dans l’instrumentalisation des règles afin de conserver le pouvoir. Et comme le respect des règles s’impose, la fraude devient un moyen pour créer une situation juridique à l’effet de servir une fin collective ». Sur les éléments de facilitation de cette fraude, l’auteur souligne qu’elle « est facilitée par la caution des peuples abusés et désabusés ». Selon lui, « la majorité des fraudes pratiquées n’est possible qu’avec la caution des peuples qui ne perçoivent ni les enjeux des débats politiques, ni la portée des actes qu’ils sont appelés à accomplir de sorte que les gouvernants profitent de leur ignorance pour parvenir à leurs fins ». Il poursuit, « c’est la méconnaissance par le peuple des enjeux de la démocratie qui expliquent la tendance des gouvernants à les mettre de plus en plus à contribution, à travers des référendums de révisions savamment contrôlés et organisés, pour certifier leurs forfaitures ».

« des corrections nécessaires à apporter à des textes qui sont apparus à l’usage, imparfaits, incomplets, inadaptés », le prétexte facile

Le prétexte pour justifier les révisions constitutionnelles en Afrique est toujours le même. Le chercheur Gaudusson cité par Ndiaye dans un article intitulé La stabilité constitutionnelle, nouveau défi démocratique du juge africain, souligne « des corrections nécessaires à apporter à des textes qui sont apparus à l’usage, imparfaits, incomplets, inadaptés ». Quant au professeur d’université Albert Bourgi cité par le même auteur, il explique que « même lorsque la tentation est forte chez certains dirigeants de revenir à des pratiques autoritaires et de s’octroyer des attributions plus larges, ils sont le plus souvent contraints de leur conférer un fondement juridique et de leur donner une apparence de conformité à la constitution ». Toujours, selon cet auteur, ces révisions sont le moyen de donner une vitrine de légalité à des pratiques politiques visant à fausser le jeu démocratique. Les aspects qui sont en permanence retouchés, concernent les dispositions liées à la durée et le nombre des mandats présidentiels qui se trouvent au cœur du débat politique dans nombre de pays.

Toutefois, il existe quelques rares exemples de « résistance » des institutions aux manipulations constitutionnelles. Céline Thiriot dans un article intitulé Transitions politiques et changements constitutionnels en Afrique, cite le cas du Sénat nigérian qui a bloqué la tentative du président Obasanjo de concourir pour un 3ème mandat en 2006, celui du parlement du Malawi qui a refusé la tentative du président Molutsi de supprimer la limitation du nombre de mandats présidentiels ou encore celui du président zambien Chiluba qui a dû faire marche arrière sur le même sujet.

En Guinée, s’attendre à une telle démarche de la part des institutions (assemblée nationale, cour constitutionnelle) est tout simplement chimérique. Le parti au pouvoir, majoritaire à l’assemblée nationale a sorti une déclaration le 18 mai 2019 où il demande au Président Alpha Condé de « doter le pays d’une loi fondamentale votée par référendum par le peuple souverain ». Au niveau de la Cour constitutionnelle, l’ancien président de l’institution, Kèlèfa Sall, célèbre pour la mise en garde contre toutes velléités révisionnistes prononcée lors de la prestation de serment de Alpha Condé en 2015 a été évincé le 3 octobre 2018 par un décret présidentiel.

Les jeunes, en première ligne des mouvements contestataires

Dans un contexte où les autres institutions de la République sont soumises au diktat de l’exécutif, c’est la société civile qui se mobilise pour contrer les velléités de manipulations et d’instrumentalisation de la constitution. En première ligne de ces mouvements contestataires, les jeunes. Les mouvements Y’en a marre, au Sénégal ; Balai citoyen, au Burkina Faso ; Filimbi et Lucha, en République démocratique du Congo (RDC), ont apporté un souffle nouveau à l'engagement politique des jeunes si on les compare à une classe politique africaine terne dont les éléments sont interchangeables.

Au Sénégal, face à la colère de la rue en 2011 menée par Y’en a marre, Abdoulaye Wade a fini par renoncer à son projet de réforme constitutionnelle. Son fameux "ticket présidentiel", destiné, selon l'opposition, à préparer une succession dynastique, avait suscité une vive contestation. Au Burkina Faso, le Balai citoyen, était en première ligne dans les contestations populaires qui ont mis fin au règne de Blaise Compaoré.

Composé de partis politiques et des associations de la société civile, le Front National pour la Défense de la Constitution (FNDC), ce mouvement guinéen est essentiellement animé par des jeunes de la société civile qui n’hésitent pas à mettre en garde « contre le recul démocratique et les graves risques encourus par la stabilité et la sécurité en Guinée et dans la sous-région, ainsi que le chaos qui pourrait en résulter ». Dans sa première déclaration, le FNDC « appelle toutes les Guinéennes et tous les Guinéens à la mobilisation en vue d’une farouche opposition au troisième mandat, par une manœuvre de quelques individus véreux qui vivent de la misère de nos compatriotes ».

En Afrique, la nouvelle génération se heurte à la résistance obstinée de ceux qui tiennent encore les commandes, qui ont parfois deux fois leur âge et qui bénéficient du soutien de mouvements politiques au pouvoir depuis des décennies, de forces armées largement dotées, de services de sécurité implacables et de réseaux clientélistes solidement établis qui accaparent une bonne partie des ressources du pays.

L’entêtement d’Alpha Condé de vouloir instrumentaliser la Constitution pour briguer un troisième mandat expose la Guinée aux démons des crises politiques majeures dans une sous-région confrontée à la montée du terrorisme dans un contexte de pauvreté grandissante qui est la cause principale de tous les extrémismes. La Guinée vient de loin avec une histoire douloureuse et glorieuse en même temps. Ne tuez pas la démocratie pour assouvir vos désirs de valorisation égocentrique.

Pour terminer, je réitère l’appel lancé par Clément Boursin, responsable des programmes Afrique à l’ACAT France sur la crise prévisible en Guinée : « Pour éviter l’apparition d’un nouveau foyer d’instabilité en Afrique de l’Ouest et le risque d’une propagation dans les pays voisins, notamment en Côte d’Ivoire – qui va également connaître une élection présidentielle potentiellement difficile en 2020 –, il est important que les partenaires de la Guinée sortent de leur silence et déconseillent au président Alpha Condé de se maintenir au pouvoir à travers une nouvelle Constitution qui viole la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance de l’Union africaine (ratifiée en 2011 par la Guinée)… ».

 

Sékou Chérif Diallo

Sociologue/Journaliste
MEDIAPART

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