Malgré la condamnation des leaders de l'opposition, les victimes civiles et les consignes d'apaisement, des dizaines de milliers de Guinéens ont défilé jeudi dans les rues de la capitale contre la modification de la Constitution.

  En Guinée, la contestation anti-troisième mandat ne s'éteint pas

Il est 5 heures quand l’appel à la première prière retentit à Nzérékoré, au cœur de la forêt tropicale. Dans la troisième ville de Guinée, distante de 850 kilomètres de Conakry mais pourtant à deux voire trois jours de route, seuls les points lumineux des lampes torches et les phares des motos permettent de se repérer. La cité de 215 000 habitants est plongée dans le noir. Ici on parle de «courant un sur quatre» : un jour avec distribution d’électricité, de 18 heures à minuit, et quatre jours sans.

 

Une ultime veillée de négociations vient de s’achever pour la section «région forestière» du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), un mouvement citoyen né en avril pour s’opposer aux velléités de troisième mandat du président Alpha Condé (élu en 2010 puis réélu en 2015). Ses membres ont tranché : non, ils n’organiseront pas à Nzérékoré la «marche pacifique» prévue ce jeudi 24 octobre dans les 33 préfectures du pays. La précédente journée de mobilisation, le 14 octobre, s’est soldée par un bilan tragique : 11 morts, selon un nouveau décompte du premier parti d’opposition, l’UFDG (Union des forces démocratiques de Guinée) – ce qui porte à 115 le nombre de morts dans des mobilisations politiques depuis 2010 –, au moins 70 blessés et 200 arrestations.

«Nous sommes dans une zone conflictogène, on a déjà vu de violents débordements intercommunautaires, concède, un brin déçu, Cécé Théa, vice-coordinateur régional du FNDC. Et puis nous avons obtenu l’engagement des autorités de libérer la dernière des 45 personnes interpellées après notre marche du 14 juin, qui a fait un mort. C’est important. Mais nous restons sur nos gardes.» Les forces de l’ordre aussi. Ce jeudi, des dizaines de gendarmes et de militaires sont postés devant le gouvernorat, au marché Scierie, et dans d’autres points névralgiques de Nzérékoré.

Déluge d’annonces

Une marche «pacifique» : le FNDC y tient. Il a diffusé ce mot d’ordre tout l’été jusque dans les villages les plus reculés de Guinée. Même à Conakry, les militants ont accepté un compromis et empruntent l’itinéraire fixé par le gouverneur, éloigné des lieux de pouvoir. «On ne veut pas de soucis», balaie un cadre de l’UFDG. Ils sont plusieurs dizaines de milliers, vêtus de rouge, à défiler en rangs serrés dans les rues de la capitale, ce jeudi, aux cris de «ça ne passera pas».

Voilà plus de deux ans que le président Alpha Condé esquive la question d’un éventuel troisième mandat, que lui interdit l’actuelle Constitution. «C’est le peuple qui décidera», serine-t-il face à la presse, se drapant dans ses habits de «démocrate». Reste que le déluge d’annonces de ce mois de septembre ne rassure guère sur ses intentions. Consultations nationales sur une éventuelle modification du texte fondamental (boycottées par les principaux partis d’opposition) ; report sine die des législatives du 28 décembre (initialement prévues en 2018) ; organisation d’un référendum pour réviser la Constitution…

«Décider au dernier moment, changer les règles, ne pas respecter le calendrier électoral, susciter la crise, ouvrir un dialogue qui traîne puis qui repart, ce sont des choses qu’on a déjà vues, par exemple lors des législatives de 2013. On pourrait l’attribuer à une faiblesse des institutions, sauf que là, ça commence à ressembler à une stratégie consistant à tout flouter, pour éviter que les choses ne se stabilisent», analyse Vincent Foucher, chercheur au CNRS. «C’est de la désinvolture, complète Cellou Dalein Diallo, président de l’UFDG. Le principe d’alternance démocratique était l’objectif des législateurs qui ont élaboré la Constitution de 2010. Et l’article 154 sur la limitation des mandats a été verrouillé, précisément pour qu’il ne soit pas amendé.»

Bazin blanc

«Pas de modification constitutionnelle, pas de référendum, pas de troisième mandat, c’est notre premier objectif. Nous sommes conscients de la tradition de violence de la police, voire de l’armée, dans notre pays. Mais si la prison ou la mort sont le prix à payer, on ne peut pas louper cette opportunité en or d’ancrer la démocratie dans notre pays», expliquait à Libération Abdourahmane Sano, coordinateur du FNDC, dans un coin de son jardin, à la veille de son arrestation le 12 octobre, en même temps que six autres responsables du mouvement. Vêtu d’un grand boubou en bazin blanc, l’homme racontait, ébahi, l’éclosion subite d’antennes se réclamant du FNDC «un peu partout dans le pays et à l’étranger». Un mouvement légaliste, rassemblant partis politiques, syndicats, organisations de la société civile, femmes et jeunes. Il se disait fier de «voir des Guinéens que la politique avait poussés au clivage ethnique se retrouver tous ensemble». Ce mardi, il a été condamné à un an de prison ferme pour «provocation directe à la sécurité publique à travers des discours».

Pour l’heure, la communauté internationale est restée relativement silencieuse face à la crise guinéenne. Seul le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, a appelé à une «transition du pouvoir démocratique et honnête» en Guinée. L’Elysée de son côté dit «suivre la situation» : «Le président Macron dialogue avec son homologue guinéen de façon constante et régulière.»

 

Par Agnès Faivre, Envoyée spéciale en Guinée, libeation.fr
Le 24 octobre 2019

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